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2016

Troisième volume

Publié le

Nous avions fait le deuil de cette maison, ma sœur, mon frère et moi, il y a longtemps déjà, avec le décès de notre mère. Puisqu'elle était le lien. C'était la maison achetée par le grand-père pour les vacances d'été. Le havre de paix de notre famille maternelle. Quand maman est morte, le paradis de la pinède de Castelldefels était devenu un enfer. Où le bonheur ne serait jamais plus possible. L'enfance et l'adolescence. Deux volumes d'une même collection que je pouvais ranger dans les rayonnages d'une bibliothèque. Et la villa, plantée au milieu de son jardin, m'avait paru aussi sinistre que le no man's land du parc d'attractions de Montjuïc que la ville de Barcelone avait abandonné. Décidément. Le sort s'acharnait. La vie me donnait autant de coups de poings que de coups de griffes. Comme pour se venger du bonheur que je n'avais sans doute pas mérité. Un bonheur indécent, total, éblouissant, qui avait sublimé mon existence. Qui m'avait caressé, porté et construit pendant plus de vingt ans. Un bonheur d'autant plus intense que je le goûtais consciemment, consciencieusement, avec délectation et émerveillement, goutte à goutte, quand je ne le dévorais pas fiévreusement, avidement, avec un appétit d'ogre, mais toujours en connaissance de cause. Dès l'enfance. Du plus loin que je me souvienne. J'ai toujours été conscient d'être heureux. Et cela faisait boule de neige. Reconnaître le bonheur le décuple. Et c'était une ivresse permanente. Qui m'ôtait le goût du sommeil quand je ne voulais perdre une miette de ce qui m'arrivait, ne comprenant pas encore que dormir est un plaisir et que les rêves sont aussi intéressants à vivre que la vie éveillée. J'ouvrais de grands yeux jusque dans mon lit, même une fois la lumière éteinte, pour observer ce que l'obscurité faisait de ma chambre, ce que la lumière sous la porte pouvait créer d'ombres et de silhouettes étranges, et comment tout cela s'accordait aux bruits de la maison. Et ce que faisait mon imagination de tout cela. J'ai été diablement heureux. Ce fut un ravissement. Jusqu'aux nuages qui s'invitèrent avec le désir et la sexualité. Même si le ciel n'était plus d'un bleu pur et parfait, les orages qui vinrent me tourmenter étaient les bienvenus. Ils étaient superbes. Et délicieux. J'ai aimé ce bouleversement. Un bonheur différent. Plus complexe. Contrasté. Dont les parts d'ombre rendaient la lumière encore plus hallucinante. Mais c'était toujours du bonheur. Qui s'ajoutait à celui de l'enfance. Celui-là n'était jamais loin et ne m'avait pas quitté. Malgré les poils et la pomme d'Adam, malgré la mue et la masturbation. Le corps s'était transformé. Apportant son lot de plaisirs inédits qu'il fut fantastique de découvrir à mon rythme, sans contraintes, par moi-même. Et bientôt, je le risquais à d'autres mains que les miennes. Des mains que je choisissais et pouvaient bien parfois me décevoir, me faire mal, me trahir, sans que cela ne m'affecte vraiment, tant j'étais concentré, et centré, sur ce que je vivais, ce que j'expérimentais, avec curiosité et enchantement. Les déconvenues, les chagrins d'amour, la frustration, certaines douleurs morales et physiques, étaient autant de victoires à mes yeux, des choses d'adultes que j'avais été impatient d'embrasser, et j'ai tout pris avec gourmandise, ravi de ressentir des sensations nouvelles, la confusion des sentiments, l'aigre-doux, la mélancolie, la peur et la colère. La révolte aussi fut une agréable découverte. La violence et l'énergie. La fougue. La fête. Et même si ce deuxième volume fut turbulent, dissolu, impétueux, il fut écrit à l'abri du malheur. J'avais croqué dans la pomme et dérangé le paradis terrestre mais n'en avais pas été chassé. C'est à l'annonce de la maladie de ma mère que le couperet est tombé. Net. Avec ce prompt chuintement de métal de couteaux qu'on aiguise.

Le granito vert dans la salle à manger était merveilleusement kitsch. Au centre de chaque dalle, une étoile blanche. Mon Hollywood Boulevard. Et le damier tilleul déroulait sous les meubles une étrange constellation. La couleur du sol répondait à celle des murs, sur lesquels la peinture à l'eau était d'un vert qui unifiait toutes les parties communes, salon, cage d'escalier, palier et couloir à l'étage, tandis que chaque chambre avait sa couleur propre. La rose. La jaune. Je partageais avec mon cousin la chambre bleue. Deux lits une place, identiques, y étaient séparés par une étroite table de chevet. Face aux têtes de lit, une fenêtre et son store de bois s'ouvraient sur une terrasse surplombant la piscine, le paysage de la pinède avec au-delà, la plage au sable brûlant et la mer Méditerranée. Une penderie maçonnée était bâtie dans un angle, du sol au plafond, fermée par de belles portes du même bois que toutes celles de la maison. Pendus sur des cintres ou pliés sur des étagères, étaient soigneusement rangés les vêtements que l'on nous avait achetés au Corte Inglés de Barcelone. Celui de la place de Catalogne. Où nous faisions immanquablement une sortie pour nous habiller pour la rentrée scolaire. Elle était loin celle-là. Et je pouvais me moquer d'elle. Le mois d'août était encore devant, à bonne distance, pour faire tampon. Nous étions en juillet et je ne me sentais pas menacé. L'été ne faisait que commencer. A une époque où nous avions pratiquement trois mois de grandes vacances. Barcelone en général et la maison de Castelldefels en particulier, c'était ce que je préférais. La liberté. Voilà. La seule chose que je pouvais reprocher à l'école était d'être obligatoire. Je pouvais y apprécier la compagnie de mes camarades, mes professeurs et même ce qu'ils nous y enseignaient, mais la contrainte de se lever le matin pour y aller était intolérable. Le bonheur des vacances ne tenait finalement qu'à cela. Nous pouvions nous coucher tard. Nous pouvions nous lever tard. Comme nous pouvions nous coucher et nous lever tôt si nous en avions envie. Ce n'était pas la question. Il s'agissait de pouvoir choisir nos horaires. Choisir ce que nous voulions faire de nos journées et de nos nuits. Il n'y avait plus de jours de la semaine non plus. Le dimanche soir qui était une torture pendant l'année scolaire n'était plus un calvaire. Il n'y avait plus de dimanches et donc plus de dimanches soir. Le jour de la semaine était indifférent et nous étions tous heureux de pouvoir nous émanciper de la tyrannie du temps imposée par les hommes, en nous contentant du minimum ou des seuls repères existants. Il suffisait de suivre la nature, le soleil, à son rythme, de distinguer le matin de l'après-midi et le jour de la nuit. Nous pouvions dormir quand nous avions sommeil. Manger quand nous avions faim. Et c'était le seul vrai et grand luxe. Si je n'en démords pas aujourd'hui, j'en étais parfaitement conscient à l'époque, jeune homme comme enfant : le luxe, c'est avoir du temps. Du temps à revendre. A ne savoir que faire. Assez pour pouvoir se permettre d'en perdre. Assez pour ne pas y penser. Assez pour ne pas avoir à le compter. Assez pour s'en affranchir.

Allions-nous récupérer au moins la tête de lion de la piscine ? Cette aimable figure en terre cuite vernissée qui crachait de l'eau et que je venais, enfant, caresser avec bravoure ? Ou entre autres félins les gargouilles en têtes de tigre que l'on trouvait autour de la maison, sous les terrasses, avançant leurs gueules menaçantes comme aux sommets des cathédrales gothiques ? Allions-nous récupérer une dalle au moins de la salle à manger ? Les lanternes avaient déjà disparu. Ces petits ouvrages de fer forgé typiquement espagnols, coiffés d'un petit chapeau chinois, que l'on trouvait sur toutes les arêtes de la demeure, ainsi que tout le long de la clôture sur la rue, et, ici ou là dans le parc, sur pieds ou pendus à leurs potences, comme autant de lampions que nous allumions tous joyeusement, pour le plaisir de l'ambiance à la fois douce et festive qu'ils créaient aussitôt dans la pinède. Elle sentait bon cette pinède. A toute heure du jour et de la nuit. Qu'elle soit écrasée par la chaleur et la clameur des cigales, ou libérée au crépuscule, légère et fruitée, jusqu'aux heures tardives où nous étions encore en train de dîner à la belle étoile, profitant, dehors, les épaules cuites et la chair encore brûlante de la journée passée, d'un répit au repos avant le retour du soleil, promis le lendemain. Les lanternes avaient été démontées. Certaines remplacées par des éclairages contemporains qui juraient avec le style de la maison. Je ne m'en étais pas offusqué lorsque nous avions déjà renoncé depuis longtemps. La mort de ma mère m'avait appris à accepter une règle dont je n'avais eu jusqu'alors qu'une connaissance théorique, comme on a des principes sans avoir eu à les mettre en pratique. L'idée que rien n'est acquis. Apprendre à se séparer des choses. Apprendre à perdre ce que l'on a aimé. Perdre sa propre mère est la leçon en la matière. Surtout quand on a aimé sa mère. D'autres leçons sont plus cruelles sans doute, quand d'autres perdent leurs enfants, mais perdre ses propres parents est le passage obligé pour devenir adulte et se confronter directement à sa propre disparition. Et si c'est dans l'ordre des choses, l'ordre du monde s'en trouve toujours bouleversé. Vingt ans que ma mère s'était éteinte. Vingt ans que je vivais sans elle. La disparition des lanternes n'allait pas me scandaliser. Pas plus que la vente de la maison. Et sa destruction non plus. J'avais enterré ma propre mère. La maison de vacances de mon enfance pouvait bien être détruite. Je n'en éprouvais aucune émotion. Je retrouvais des sensations. Oui. Avec un plaisir intact. Mais je n'étais ni triste ni gai. J'étais indifférent.

Ma sœur et moi avions pris l'autoroute depuis Perpignan. Le décès de notre tante Maria, partie sans enfants, nous avait reconduits mécaniquement dans l'indivision familiale. Le deuil de la maison, nous l'avions déjà fait. Au point de vendre, ma sœur, mon frère et moi, nos parts héritées de notre mère, et de rendre nos clés. Mais nous étions à nouveau concernés par le sort de la propriété au titre de neveux et héritiers de Maria, et convoqués chez le notaire à Castelldefels, pour la promesse de vente d'abord, pour l'acte ensuite. Nous n'en finissions plus de dire au revoir à cette maison. Cette fois, ce devait être la bonne. Sauf catastrophe nucléaire ou pluie de météores, nous devions tourner la page, signer la vente et donner nos clés aux acquéreurs. Mon frère, retenu à Paris, avait signé une procuration, et la délégation des enfants d'Angèle, réduite à deux fantômes, pénétrait dans l'agglomération de Barcelone avec des sentiments mélangés. Nous évoquions bien sûr nos propres souvenirs, les confrontions parfois, lorsque ma sœur avait eu une vie avant moi, une relation à cette maison à une époque où je n'étais pas encore né, où mon grand-père maternel était toujours de ce monde, quand ma sœur l'avait connu contrairement à moi, puisque j'avais précisément été conçu en réponse au décès du patriarche, ce qui me vaut de porter son prénom en troisième prénom. Nous les confrontions lorsque j'ai continué à partager des vacances en famille à une autre époque, où, mariée, ma sœur avait autre chose à faire que de passer l'été en Espagne avec nous. Nous les confrontions aussi puisque nous avions nos propres éclairages, informations ou ressentis sur les mêmes événements, histoires ou anecdotes, et cela nous a occupés le temps de la traversée d'une ville qui faisait partie de nous-mêmes. Que nous ne voyions plus vraiment. Ou que nous ne voyions plus que comme nous l'avions connue, sans nous intéresser vraiment à ce qu'elle était devenue depuis. La sortie vers l'aéroport était toujours le dernier segment du voyage. La route vers la pinède. Toujours heureuse dans le sens de l'arrivée. Toujours triste dans le sens du départ. Cette route où les campings n'avaient pas changé de noms. La Ballena Alegre. Filipinas. Tres Estrellas. Et puis, ce n'était plus l'enfant qui comptait ses campings mais l'ado qui comptait ses boîtes de nuit. Egrenant mon chapelet de repères. Jusqu'à l'échangeur où nous n'irions pas côté plage pour aller à la maison, mais côté ville, à l'intérieur des terres, pour honorer notre rendez-vous. Le temps c'est bizarre. Plus on vieillit, plus c'est bizarre. Le temps ou la mémoire. Plus le passé s'allonge, plus on a de doutes sur la réalité des choses. Ai-je vraiment vécu cela ? Sommes-nous la même personne ? Je regarde les façades de Castelldefels avec ce sentiment que nous n'avons aucune raison d'avoir peur de la mort quand nous passons notre vie à mourir. Beaucoup de moi est déjà mort. Beaucoup de moi n'existe déjà plus que dans ma mémoire. Et ce moment précis, lui aussi, va mourir. Ce qui s'est confirmé au moment suivant. Puisqu'au moment où je suis entré chez le notaire, cet instant de confusion, le nez contre la vitre de la voiture, était déjà passé, et l'homme que j'étais à ce moment-là avec lui. Nous allions vendre une maison dont je pouvais me demander si je l'avais vraiment connue. Je n'étais ni soulagé ni déchiré. Je n'aurai pas à récupérer la tête de lion, les têtes de tigre et un carreau de granito vert, puisque je les porte, que je les ai en moi, que je suis fait d'eux. J'ai l'eucalyptus géant qui domine la toiture et la pinède. J'ai les deux palmiers en avant-poste de la rotonde. Les lanternes sur la clôture. Le portail. L'allée en ciment rose. Les petites haies de fusains de chaque côté. La piscine et ses échelles blanches. Les trois arches sur la terrasse. Les aiguilles de pin et la résine. L'odeur du vernis à bois. Le grand lustre en laiton. La cheminée et son grand miroir. Ma mère se tient devant et se brosse les cheveux, patiemment, les yeux fermés. Nous allons sortir et je suis fou de joie. Ma grand-mère et Maria sentent la laque. Sans doute allons-nous passer la soirée au parc d'attractions de Montjuïc. Je porte des vêtements neufs que nous avons achetés au Corte Inglés quelques jours plus tôt. Je suis au comble du bonheur. Il me semble que j'entends déjà les sirènes des manèges. Des Avions. De la Pieuvre. Des Parapluies. Le grand fracas métallique du Grand 8. Il y a ce grand singe inquiétant, une espèce de King Kong atroce, qui balance ses bras avec des yeux rouges sur la façade de la Maison Hantée. Et tout Barcelone sera à nos pieds. J'ai mal au ventre. C'est le trac. L'excitation. Je ne tiens plus en place. Mon père a sorti la DS du garage. Mes parents sont beaux. Ma famille est belle. Et mon enfance avec. Je sais dans ma chair que j'ai de la chance. Et je ne sais pas qui remercier pour ça. Enfin si. Elle se brosse les cheveux et je viens refermer mes bras autour de ses jambes. Et j'ai le timbre de sa voix grave dans l'oreille... " Mon chéri, tu vas te rendre malade... "

 

Philippe Latger / Décembre 2016

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Primordial

Publié le

Le mystère du Bien et du Mal devient dérisoire
face à celui de l'existence
.

 

Philippe Latger / Décembre 2016

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En liberté

Publié le

 

Je lis dans mes mains
que tu es dans mes doigts.
Tous nos lendemains
ne tiennent qu'à toi.

Et je te retiens,
serré, pour mieux respirer.
Les ongles aux poignets,
les poings fermés,
j'ai choisi la pluie de cordes
que tu es,
et l'on s'attache

en liberté

en liberté

Je noue dans mes mains
nos lunes au soleil,
les ronces au jasmin,
l'aurore au sommeil

et je te reviens
comme la foudre en été,
pour coudre mes plaies,
forcer le trait,
me sauver à ce désordre
que tu es
et l'on s'attache

en liberté

en liberté

 

Philippe Latger / Novembre 2016

 

Enregistrée par Paloma Pradal sur une musique et arrangements de Pierre Bertrand.

Enregistrée sur l'album " Les Nuits de Montparnasse " (2022 Cristal Records)
avec le Latvian Radio Big Band (Big Band de la Radio Lettone).

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Pas sans toi

Publié le

 

Au petit jour
comme aux grands soirs,
dans mes discours,
dans ton histoire,
à tes contours,
à mes comptoirs,
à mes détours,
à tes départs...

Aux rêves lourds
dans ma mémoire,
à ton humour,
mes idées noires,
à ton velours,
mon désespoir,
à tes retours,
à mes retards...

Toi, toi, toi,
toi que je retrouve à ma porte,
pour qui il faut que je m'en sorte,
pour te laisser vivre ta vie
sans moi

Toi,
que chaque lune me rapporte,
si notre histoire n'est pas morte
tu en as une autre bien à toi.

Aux souffles courts
dans le miroir,
à ton secours,
à mes déboires.
Aux désirs sourds
de te revoir.
A mes vieux jours.
Au dernier soir.

A mon parcours,
à tes devoirs,
au carrefour
des trajectoires,
à mon cœur lourd
qui veut y croire,
percée à jour
je veux vouloir...

Toi, toi, toi,
tu es la fièvre qui m'escorte
dont la folie me réconforte,
il faut que tu vives ta vie
sans moi

Toi
que chaque lune me ramène,
tu restes au centre de la mienne,
je ne la vivrai pas sans toi.

Au fil des jours
et du rasoir,
j'attends mon tour,
notre victoire.
Quand notre amour
viendra pleuvoir,
suivre son cours
dans ta mémoire.

 

Philippe Latger / Novembre 2016

Enregistrée par Paloma Pradal sur une musique et arrangements de Pierre Bertrand.

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La réconciliation

Publié le

Les pieds joints. Il s'agit de vriller le torse. Les jambes ne bougeront pas.
Comme au passage du taureau. Seul le buste doit pivoter. Ne pas bouger. Ne pas reculer.
Il n'y a pas de capes. Mais l'homme campe sur ses positions. Avec une détermination fiévreuse.
Sur des talons hauts, les bottines ne sont pas les ballerines du torero.
La culture équestre n'est pas loin. L'Argentine et le Mexique non plus.
Sans éperons. L'homme aux pieds joints et au torse vrillé ouvre ses bras sur quelque chose.
Les bottes à talons hauts finissent une silhouette. Se fondent aux jambes et au pantalon.
Viriles. Elles sont les sabots de cet homme à la fois torero et taureau. Cheval et gaucho.
Les bras en croix, les poignets s'enroulent sur eux-mêmes. Préparent le terrain.
Une curieuse gymnastique. Des étirements. Un visage grave. Du calme avant la tempête.
Le corps semble ramasser tous ses muscles, toute ses énergies, ratisse large. Concentré.
Et puis... ça éclate.
Sur le bois. Un talon qui claque. Et puis un autre.
Deux coups de fouet. Deux coups de feu. Avant de sulfater à la mitrailleuse.
Les pieds joints. Les jambes ne bougeront pas. Les muscles tendus. Sourcils froncés.
L'animal fulmine. Dans son galop immobile. 
Durga déploie ses paires de bras, en divinité hindoue, sur le tapage enivrant du zapateo.
Manie des capes et des banderilles imaginaires, des éventails et des poignards.
L'homme décharge l'énergie. La rend au sol. A la terre. La laisse le quitter.
Il parle aux vivants. Il parle aux morts. Il parle au monde et à l'éternité.
Il se fond à la lumière. A l'obscurité. Au futur et au passé. Il se fond à l'air. Et la musique.
Les talons crépitent. Il disparaît. Devient autre chose que lui. Plus grand que lui.
A mesure que ses forces le quittent. Déterminé à tout donner. Ne rien garder.
L'éruption volcanique se tait. En un mouvement de la main. Tout se fige.
Suspendu. A ses lèvres charnues. Erotiques. Il respire. Il comprend.
La mort n'est pas vaincue. Mieux que ça.
Elle n'est plus son ennemie.

 

Philippe Latger / Novembre 2016

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Exister

Publié le

Je ne suis pas ce que j'ai, je suis ce que je fais.

 

Philippe Latger / Novembre 2016

 

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Les pages blanches

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Ce qui me rend malade dans le fait de ne plus écrire,
n'est pas de ne plus écrire mais de ne plus t'écrire.

 

Philippe Latger / Octobre 2016

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Trop de questions pour une chanson

Publié le

C'était une chanson, puisque j'étais là pour en écrire, puisque c'est ce que l'on me demandait.
Et je n'avais pas l'intention de faire autre chose que ce que je savais faire.
Moi qui détestais l'idée de résidences, j'avais accepté de passer quelques jours à la campagne,
chez cet excellent mélodiste qui avait écrit un succès pour une chanteuse connue,
et qui me faisait l'amitié de me recevoir comme un membre de sa famille,
dans sa maison douillette, pour que nous fassions des chansons ensemble.
Ce même compositeur avait mis quelques uns de mes textes en musique,
mais ici, l'exercice était différent, il s'agissait soit de mettre des textes sur ses mélodies,
soit, le plus difficile finalement, d'écrire paroles et musiques pratiquement simultanément.
Un matin, j'étais descendu avec un texte, mais, je ne suis pas sûr de ma mémoire,
peut-être n'était-ce pas arrivé à ce moment-là, toujours est-il que j'avais écrit un texte
sur ce thème qui me paraît intéressant, qui l'est de toute façon, pour une chanson ou non,
qui est cette surprise d'être soi-même et pas quelqu'un d'autre.
Le musicien l'avait balayé en prétextant que c'était le questionnement d'un enfant de cinq ans.
Oui, en fait, je pense que je n'avais pas produit ces paroles chez lui mais dans un autre contexte.
Peu importe, sa réaction m'avait étonné. Je ne l'avais pas spécialement mal pris.
Il n'y avait pas de blessures d'orgueil pour un texte auquel je ne tenais pas plus que ça.
C'est vraiment son jugement sur le sujet qui m'a laissé perplexe, non celui sur mon texte.
Peut-être avait-il raison... Après tout, je continue à m'émerveiller de l'attraction terrestre.
Je continue à trouver extraordinaire que nous soyons lestés au sol et que les objets tombent.
Comme ces enfants qui en font l'expérience avec leur doudou depuis leur poussette.
Je peux aussi bien continuer à avoir les interrogations d'un mioche de cinq ans à quarante.
Je n'en prends pas ombrage lorsque c'est au contraire une satisfaction pour moi,
d'avoir su garder un fond sincère de candeur pour le truc hallucinant que nous vivons ici-bas.
Ce n'est pas le travail d'un Picasso qui essaie d'oublier sa technique pour retrouver le trait
du dessin d'enfants, mais simplement un ravissement béat et authentique pour ce monde.
Des choses auxquelles je ne m'habitue pas. Et ce sentiment en fait partie. Même après 40 ans.
Cela m'est venu encore il y a quelques jours, dans ma salle de bains, un peu comme revient
de temps à autres, la sensation confuse d'avoir déjà vécu une situation une fraction de seconde.
Ici c'était cette même stupéfaction, cette surprise d'être dans ce corps qui se trouve être le mien,
d'être dans ce contexte social qui est le mien, d'être dans ma vie, dans mon histoire,
et de ne pas être dans ceux de mon compagnon, de mon voisin ou mon meilleur ami.
La chanson n'aura pas vu le jour, mais je l'écris ici pour que ça le soit quelque part,
c'est une surprise d'être soi-même et de ne pas être quelqu'un d'autre.
C'est peut-être idiot. Je trouve pour ma part les enfants de cinq ans intelligents.
Surtout s'ils se posent en effet ce genre de questions. Pourquoi suis-je moi ?
Et ce n'est pas parce qu'il n'y aura pas de réponses que la question n'est pas intéressante.
Et ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de réponses qu'il n'y a pas d'effets de surprise.
Il suffit de s'y arrêter. D'en prendre conscience. Nous aurions pu être quelqu'un d'autre
D'autant que cet éblouissement chez moi est plus physique qu'intellectuel.
Comme une réaction épidermique. Organique. Et une forme de réveil en sursaut.
43 ans en moi-même, dans ma propre vie, n'empêchent pas cet ébahissement embarrassé.
Lorsqu'une partie de cette vie s'est effacée ou estompée au fil des ans, sur la durée,
et que je ne suis plus très sûr de me souvenir de l'enfant ou du jeune homme que j'ai été.
Ai-je vraiment eu les parents que j'ai eus, ai-je eu la mère que je prétends avoir eue ?
Ai-je vraiment vécu l'histoire que je me raconte à moi-même ?
Autant de questions aussi stupides que " qui suis-je ? " je suppose.
Mais s'y arrêter, même deux secondes dans une salle de bains, fait un drôle d'effet.
Un vertige qui ne me déplaît pas. Qui défie le réel avec un certain aplomb.
Qui fait l'aveu que nous ne savons rien de ce qui nous arrive.
Ou pas plus en somme que lorsque nous avions cinq ans. Il faut croire.
Je ne suis pas mon compagnon, je ne suis pas mon meilleur ami. Et cela me trouble encore.
Autant que les mystères de l'univers. Autant que le concept d'infini. Autant que la mort.
Pourquoi ne sommes-nous pas d'autres que ceux que nous sommes ?
Pourquoi dans ce corps ? Dans ce pays ? Dans cette époque ?
Trop de questions pour une chanson. Sans doute.

 

Philippe Latger / Octobre 2016

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A chaque seconde qui tombe

Publié le

La violence de la nuit, ce n'est pas celle d'être vivant, c'est celle d'exister.
Aux volutes dans la lampe qui éclaire tête basse le noyer du bureau,
au silence du dehors et sa troublante immobilité, je veille, comme un fou,
à chaque seconde qui tombe, à en tordre le réel comme l'ordre des choses,
à sortir des écrans, des cadrans, et de tout ce qui enferme,
je suis seul dans la vie, et ne suis pas vivant. J'existe.
Ce sont des retrouvailles.
La concentration désinvolte d'un père qui peint au creux de l'automne,
aux balais d'un batteur de jazz contre une tramontane furieuse,
dans la chaleur du foyer qui vous tient à l'abri des éléments et des monstres
que l'on imagine partout dans les ombres effrayantes venues de l'extérieur.
La télévision qui diffusait dans la cage d'escalier les dialogues en anglais de films américains,
ponctués de violons angoissés aux rebondissements de polars magnifiques,
qui montaient jusqu'à moi et m'enveloppaient comme une berceuse ou l'histoire du coucher.
Humphrey Bogart et Lauren Bacall s'embrassant juste derrière la porte de ma chambre.
Je suis enfant et je veille. Je suis monté au lit très tard. J'ai vu le film en entier.
Et celui du Ciné-club m'accompagne désormais au plaisir délicieux que j'éprouve déjà
à lutter, de toutes mes forces, contre le sommeil, cette petite mort, 
dans laquelle je n'ai pas envie de sombrer, je ne veux pas lâcher prise,
je veux veiller, à chaque seconde qui tombe, aux roulements de timbales hollywoodiens,
d'un film sans images, d'un film dont je peux imaginer les images,
aux seules intentions de la musique, qui règne en maître sur mes sens, la noirceur,
puisque je suis devenu aveugle au moment où ma mère a éteint la lumière.
Aveugle mais conscient. Eveillé. Emerveillé. Par ce que je découvre par moi-même.
Au fond de mon lit. Le drap relevé jusque sur le menton. Les yeux grand ouverts.
Ce sont des retrouvailles. Avec toutes mes nuits blanches. Ma deuxième vie.
Lorsqu'à ma quarantaine, j'ai gardé les sensations fébriles de l'enfant bouleversé.
Je ne lutte pas contre la nuit. Je lutte contre le temps.
La nuit, je l'embrasse. Amoureusement. Je lui roule des pelles. Je veux la retenir.
Même si j'accueille les lueurs de l'aube, comme terre à l'horizon,
avec le soulagement d'un jour nouveau et la permission de dormir.
Le repos du guerrier. D'après la traversée. De ma vie parallèle.
Celle sur laquelle vous ne pouvez plus rien. Je vous échappe. Vous dormez.
Pendant que je veille. Sur la ville. A chaque seconde qui tombe.
Le cendrier déborde. Et ça sent le café. Qui me tient pour tenir.
J'avance. Pas à pas. Minute après minute. Qui ne sont que victoires.
Je ne lutte pas contre la mort. Je lutte contre le temps.
Je suis seul dans la vie, et ne suis pas vivant.
Je suis.

 

Philippe Latger / Octobre 2016

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T'aimer deux fois

Publié le

Qu'il est bon de t'écrire aussi tard que l'on puisse.
De chercher tous les mots dans le poil de tes cuisses.
Avec ta permission, me perdre, vil ou ferme,
dans tes jambes, à ton cou, à ton col, en ces termes,
qui fusent en espérant la forme du plaisir,
à ce qui veut gémir, que j'ai laissé gésir
dans les draps alanguis aspergés de semence,
pour prolonger ici la fièvre et la démence.
Qu'il est bon de mourir aussi fort que l'on veut,
de trouver le repos à tes membres nerveux,
à l'odeur de ta peau qu'il me reste à décrire,
à tes lèvres charnues qui s'étirent pour rire,
à ce corps aux mains nues qui m'arrache à l'instant
au moment de penser, de remonter le temps,
le passé ne l'est pas pour peu que l'on s'y attarde.
Qu'il est bon d'y rester et d'y baisser la garde,
lorsque c'est avec toi, qui ne m'a pas quitté,
qui brûle sous mes doigts qui n'ont rien inventé.
C'est le bonheur deux fois. Le tenu, le livré.
Le vécu, le rêvé. Le réel et le vrai.
L'après, l'encore après. Aussi fort qu'il put l'être.
Que je masturbe encore à l'encre de mes lettres.
La mémoire du corps qui poursuit la jouissance,
continue son sillon, magnifie ses outrances,
transpire l'impression que je voudrais saisir,
l'exquise frustration à ce nouveau désir
d'expliquer ou fixer ce qui m'a échappé,
ou ne peut s'allonger qu'à ces lignes frappées
pour marteler ta bouche, sculpter cils et paupières
que je vois battre encore dans le ciel et la pierre,
qui battent ici-même au moment de le lire.
Tes yeux viennent le faire et dénouent le délire,
à l'idée des miroirs qui peuvent refléter
autant d'infinités que toute l'éternité.
Qu'il est bon de rester et de baisser la garde.
Le passé ne l'est plus pour peu que l'on s'y attarde,
dans les mots qu'il me faut pour rester avec toi,
me permettent de vivre et de t'aimer deux fois.

 

Philippe Latger / Octobre 2016

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