Troisième volume
Nous avions fait le deuil de cette maison, ma sœur, mon frère et moi, il y a longtemps déjà, avec le décès de notre mère. Puisqu'elle était le lien. C'était la maison achetée par le grand-père pour les vacances d'été. Le havre de paix de notre famille maternelle. Quand maman est morte, le paradis de la pinède de Castelldefels était devenu un enfer. Où le bonheur ne serait jamais plus possible. L'enfance et l'adolescence. Deux volumes d'une même collection que je pouvais ranger dans les rayonnages d'une bibliothèque. Et la villa, plantée au milieu de son jardin, m'avait paru aussi sinistre que le no man's land du parc d'attractions de Montjuïc que la ville de Barcelone avait abandonné. Décidément. Le sort s'acharnait. La vie me donnait autant de coups de poings que de coups de griffes. Comme pour se venger du bonheur que je n'avais sans doute pas mérité. Un bonheur indécent, total, éblouissant, qui avait sublimé mon existence. Qui m'avait caressé, porté et construit pendant plus de vingt ans. Un bonheur d'autant plus intense que je le goûtais consciemment, consciencieusement, avec délectation et émerveillement, goutte à goutte, quand je ne le dévorais pas fiévreusement, avidement, avec un appétit d'ogre, mais toujours en connaissance de cause. Dès l'enfance. Du plus loin que je me souvienne. J'ai toujours été conscient d'être heureux. Et cela faisait boule de neige. Reconnaître le bonheur le décuple. Et c'était une ivresse permanente. Qui m'ôtait le goût du sommeil quand je ne voulais perdre une miette de ce qui m'arrivait, ne comprenant pas encore que dormir est un plaisir et que les rêves sont aussi intéressants à vivre que la vie éveillée. J'ouvrais de grands yeux jusque dans mon lit, même une fois la lumière éteinte, pour observer ce que l'obscurité faisait de ma chambre, ce que la lumière sous la porte pouvait créer d'ombres et de silhouettes étranges, et comment tout cela s'accordait aux bruits de la maison. Et ce que faisait mon imagination de tout cela. J'ai été diablement heureux. Ce fut un ravissement. Jusqu'aux nuages qui s'invitèrent avec le désir et la sexualité. Même si le ciel n'était plus d'un bleu pur et parfait, les orages qui vinrent me tourmenter étaient les bienvenus. Ils étaient superbes. Et délicieux. J'ai aimé ce bouleversement. Un bonheur différent. Plus complexe. Contrasté. Dont les parts d'ombre rendaient la lumière encore plus hallucinante. Mais c'était toujours du bonheur. Qui s'ajoutait à celui de l'enfance. Celui-là n'était jamais loin et ne m'avait pas quitté. Malgré les poils et la pomme d'Adam, malgré la mue et la masturbation. Le corps s'était transformé. Apportant son lot de plaisirs inédits qu'il fut fantastique de découvrir à mon rythme, sans contraintes, par moi-même. Et bientôt, je le risquais à d'autres mains que les miennes. Des mains que je choisissais et pouvaient bien parfois me décevoir, me faire mal, me trahir, sans que cela ne m'affecte vraiment, tant j'étais concentré, et centré, sur ce que je vivais, ce que j'expérimentais, avec curiosité et enchantement. Les déconvenues, les chagrins d'amour, la frustration, certaines douleurs morales et physiques, étaient autant de victoires à mes yeux, des choses d'adultes que j'avais été impatient d'embrasser, et j'ai tout pris avec gourmandise, ravi de ressentir des sensations nouvelles, la confusion des sentiments, l'aigre-doux, la mélancolie, la peur et la colère. La révolte aussi fut une agréable découverte. La violence et l'énergie. La fougue. La fête. Et même si ce deuxième volume fut turbulent, dissolu, impétueux, il fut écrit à l'abri du malheur. J'avais croqué dans la pomme et dérangé le paradis terrestre mais n'en avais pas été chassé. C'est à l'annonce de la maladie de ma mère que le couperet est tombé. Net. Avec ce prompt chuintement de métal de couteaux qu'on aiguise.
Le granito vert dans la salle à manger était merveilleusement kitsch. Au centre de chaque dalle, une étoile blanche. Mon Hollywood Boulevard. Et le damier tilleul déroulait sous les meubles une étrange constellation. La couleur du sol répondait à celle des murs, sur lesquels la peinture à l'eau était d'un vert qui unifiait toutes les parties communes, salon, cage d'escalier, palier et couloir à l'étage, tandis que chaque chambre avait sa couleur propre. La rose. La jaune. Je partageais avec mon cousin la chambre bleue. Deux lits une place, identiques, y étaient séparés par une étroite table de chevet. Face aux têtes de lit, une fenêtre et son store de bois s'ouvraient sur une terrasse surplombant la piscine, le paysage de la pinède avec au-delà, la plage au sable brûlant et la mer Méditerranée. Une penderie maçonnée était bâtie dans un angle, du sol au plafond, fermée par de belles portes du même bois que toutes celles de la maison. Pendus sur des cintres ou pliés sur des étagères, étaient soigneusement rangés les vêtements que l'on nous avait achetés au Corte Inglés de Barcelone. Celui de la place de Catalogne. Où nous faisions immanquablement une sortie pour nous habiller pour la rentrée scolaire. Elle était loin celle-là. Et je pouvais me moquer d'elle. Le mois d'août était encore devant, à bonne distance, pour faire tampon. Nous étions en juillet et je ne me sentais pas menacé. L'été ne faisait que commencer. A une époque où nous avions pratiquement trois mois de grandes vacances. Barcelone en général et la maison de Castelldefels en particulier, c'était ce que je préférais. La liberté. Voilà. La seule chose que je pouvais reprocher à l'école était d'être obligatoire. Je pouvais y apprécier la compagnie de mes camarades, mes professeurs et même ce qu'ils nous y enseignaient, mais la contrainte de se lever le matin pour y aller était intolérable. Le bonheur des vacances ne tenait finalement qu'à cela. Nous pouvions nous coucher tard. Nous pouvions nous lever tard. Comme nous pouvions nous coucher et nous lever tôt si nous en avions envie. Ce n'était pas la question. Il s'agissait de pouvoir choisir nos horaires. Choisir ce que nous voulions faire de nos journées et de nos nuits. Il n'y avait plus de jours de la semaine non plus. Le dimanche soir qui était une torture pendant l'année scolaire n'était plus un calvaire. Il n'y avait plus de dimanches et donc plus de dimanches soir. Le jour de la semaine était indifférent et nous étions tous heureux de pouvoir nous émanciper de la tyrannie du temps imposée par les hommes, en nous contentant du minimum ou des seuls repères existants. Il suffisait de suivre la nature, le soleil, à son rythme, de distinguer le matin de l'après-midi et le jour de la nuit. Nous pouvions dormir quand nous avions sommeil. Manger quand nous avions faim. Et c'était le seul vrai et grand luxe. Si je n'en démords pas aujourd'hui, j'en étais parfaitement conscient à l'époque, jeune homme comme enfant : le luxe, c'est avoir du temps. Du temps à revendre. A ne savoir que faire. Assez pour pouvoir se permettre d'en perdre. Assez pour ne pas y penser. Assez pour ne pas avoir à le compter. Assez pour s'en affranchir.
Allions-nous récupérer au moins la tête de lion de la piscine ? Cette aimable figure en terre cuite vernissée qui crachait de l'eau et que je venais, enfant, caresser avec bravoure ? Ou entre autres félins les gargouilles en têtes de tigre que l'on trouvait autour de la maison, sous les terrasses, avançant leurs gueules menaçantes comme aux sommets des cathédrales gothiques ? Allions-nous récupérer une dalle au moins de la salle à manger ? Les lanternes avaient déjà disparu. Ces petits ouvrages de fer forgé typiquement espagnols, coiffés d'un petit chapeau chinois, que l'on trouvait sur toutes les arêtes de la demeure, ainsi que tout le long de la clôture sur la rue, et, ici ou là dans le parc, sur pieds ou pendus à leurs potences, comme autant de lampions que nous allumions tous joyeusement, pour le plaisir de l'ambiance à la fois douce et festive qu'ils créaient aussitôt dans la pinède. Elle sentait bon cette pinède. A toute heure du jour et de la nuit. Qu'elle soit écrasée par la chaleur et la clameur des cigales, ou libérée au crépuscule, légère et fruitée, jusqu'aux heures tardives où nous étions encore en train de dîner à la belle étoile, profitant, dehors, les épaules cuites et la chair encore brûlante de la journée passée, d'un répit au repos avant le retour du soleil, promis le lendemain. Les lanternes avaient été démontées. Certaines remplacées par des éclairages contemporains qui juraient avec le style de la maison. Je ne m'en étais pas offusqué lorsque nous avions déjà renoncé depuis longtemps. La mort de ma mère m'avait appris à accepter une règle dont je n'avais eu jusqu'alors qu'une connaissance théorique, comme on a des principes sans avoir eu à les mettre en pratique. L'idée que rien n'est acquis. Apprendre à se séparer des choses. Apprendre à perdre ce que l'on a aimé. Perdre sa propre mère est la leçon en la matière. Surtout quand on a aimé sa mère. D'autres leçons sont plus cruelles sans doute, quand d'autres perdent leurs enfants, mais perdre ses propres parents est le passage obligé pour devenir adulte et se confronter directement à sa propre disparition. Et si c'est dans l'ordre des choses, l'ordre du monde s'en trouve toujours bouleversé. Vingt ans que ma mère s'était éteinte. Vingt ans que je vivais sans elle. La disparition des lanternes n'allait pas me scandaliser. Pas plus que la vente de la maison. Et sa destruction non plus. J'avais enterré ma propre mère. La maison de vacances de mon enfance pouvait bien être détruite. Je n'en éprouvais aucune émotion. Je retrouvais des sensations. Oui. Avec un plaisir intact. Mais je n'étais ni triste ni gai. J'étais indifférent.
Ma sœur et moi avions pris l'autoroute depuis Perpignan. Le décès de notre tante Maria, partie sans enfants, nous avait reconduits mécaniquement dans l'indivision familiale. Le deuil de la maison, nous l'avions déjà fait. Au point de vendre, ma sœur, mon frère et moi, nos parts héritées de notre mère, et de rendre nos clés. Mais nous étions à nouveau concernés par le sort de la propriété au titre de neveux et héritiers de Maria, et convoqués chez le notaire à Castelldefels, pour la promesse de vente d'abord, pour l'acte ensuite. Nous n'en finissions plus de dire au revoir à cette maison. Cette fois, ce devait être la bonne. Sauf catastrophe nucléaire ou pluie de météores, nous devions tourner la page, signer la vente et donner nos clés aux acquéreurs. Mon frère, retenu à Paris, avait signé une procuration, et la délégation des enfants d'Angèle, réduite à deux fantômes, pénétrait dans l'agglomération de Barcelone avec des sentiments mélangés. Nous évoquions bien sûr nos propres souvenirs, les confrontions parfois, lorsque ma sœur avait eu une vie avant moi, une relation à cette maison à une époque où je n'étais pas encore né, où mon grand-père maternel était toujours de ce monde, quand ma sœur l'avait connu contrairement à moi, puisque j'avais précisément été conçu en réponse au décès du patriarche, ce qui me vaut de porter son prénom en troisième prénom. Nous les confrontions lorsque j'ai continué à partager des vacances en famille à une autre époque, où, mariée, ma sœur avait autre chose à faire que de passer l'été en Espagne avec nous. Nous les confrontions aussi puisque nous avions nos propres éclairages, informations ou ressentis sur les mêmes événements, histoires ou anecdotes, et cela nous a occupés le temps de la traversée d'une ville qui faisait partie de nous-mêmes. Que nous ne voyions plus vraiment. Ou que nous ne voyions plus que comme nous l'avions connue, sans nous intéresser vraiment à ce qu'elle était devenue depuis. La sortie vers l'aéroport était toujours le dernier segment du voyage. La route vers la pinède. Toujours heureuse dans le sens de l'arrivée. Toujours triste dans le sens du départ. Cette route où les campings n'avaient pas changé de noms. La Ballena Alegre. Filipinas. Tres Estrellas. Et puis, ce n'était plus l'enfant qui comptait ses campings mais l'ado qui comptait ses boîtes de nuit. Egrenant mon chapelet de repères. Jusqu'à l'échangeur où nous n'irions pas côté plage pour aller à la maison, mais côté ville, à l'intérieur des terres, pour honorer notre rendez-vous. Le temps c'est bizarre. Plus on vieillit, plus c'est bizarre. Le temps ou la mémoire. Plus le passé s'allonge, plus on a de doutes sur la réalité des choses. Ai-je vraiment vécu cela ? Sommes-nous la même personne ? Je regarde les façades de Castelldefels avec ce sentiment que nous n'avons aucune raison d'avoir peur de la mort quand nous passons notre vie à mourir. Beaucoup de moi est déjà mort. Beaucoup de moi n'existe déjà plus que dans ma mémoire. Et ce moment précis, lui aussi, va mourir. Ce qui s'est confirmé au moment suivant. Puisqu'au moment où je suis entré chez le notaire, cet instant de confusion, le nez contre la vitre de la voiture, était déjà passé, et l'homme que j'étais à ce moment-là avec lui. Nous allions vendre une maison dont je pouvais me demander si je l'avais vraiment connue. Je n'étais ni soulagé ni déchiré. Je n'aurai pas à récupérer la tête de lion, les têtes de tigre et un carreau de granito vert, puisque je les porte, que je les ai en moi, que je suis fait d'eux. J'ai l'eucalyptus géant qui domine la toiture et la pinède. J'ai les deux palmiers en avant-poste de la rotonde. Les lanternes sur la clôture. Le portail. L'allée en ciment rose. Les petites haies de fusains de chaque côté. La piscine et ses échelles blanches. Les trois arches sur la terrasse. Les aiguilles de pin et la résine. L'odeur du vernis à bois. Le grand lustre en laiton. La cheminée et son grand miroir. Ma mère se tient devant et se brosse les cheveux, patiemment, les yeux fermés. Nous allons sortir et je suis fou de joie. Ma grand-mère et Maria sentent la laque. Sans doute allons-nous passer la soirée au parc d'attractions de Montjuïc. Je porte des vêtements neufs que nous avons achetés au Corte Inglés quelques jours plus tôt. Je suis au comble du bonheur. Il me semble que j'entends déjà les sirènes des manèges. Des Avions. De la Pieuvre. Des Parapluies. Le grand fracas métallique du Grand 8. Il y a ce grand singe inquiétant, une espèce de King Kong atroce, qui balance ses bras avec des yeux rouges sur la façade de la Maison Hantée. Et tout Barcelone sera à nos pieds. J'ai mal au ventre. C'est le trac. L'excitation. Je ne tiens plus en place. Mon père a sorti la DS du garage. Mes parents sont beaux. Ma famille est belle. Et mon enfance avec. Je sais dans ma chair que j'ai de la chance. Et je ne sais pas qui remercier pour ça. Enfin si. Elle se brosse les cheveux et je viens refermer mes bras autour de ses jambes. Et j'ai le timbre de sa voix grave dans l'oreille... " Mon chéri, tu vas te rendre malade... "
Philippe Latger / Décembre 2016