Je bascule en avant. Allongé sur le sol. Allongé sur le dos. Attiré par le haut. Je bascule dedans. La brume interstellaire. Le smog des galaxies. Feux de route. Feux arrière. Pour incendier la nuit. La rendre incandescente. Le brasier de la ville. Inversé et sans fond. Le miroir infini de la révélation. Etoiles et satellites dans leurs révolutions. Je bascule dedans. Attiré par le haut. Attiré par le feu. Processions de lumières comme aux embouteillages. Echangeurs. Autoroutes. Et leurs constellations.
J'ai plongé dans l'abyme de la mégalopole. Immergé dans le flot de la circulation. Dans le flux ou le flow.
Les fleuves et leurs fluides d'énergies dans la peau. Je suis des trajectoires. Et des orientations.
Les canaux qui irriguent toutes les dimensions. En volant dans l'espace au milieu des signaux.
Des volutes. Des synapses. Je nage dans le vide et dans le mouvement. Comme aux fonds sous-marins.
Je m'étire dans les brasses de mes constellations. Suivant de liane en liane toutes les connexions.
Dans la cité gazeuse où la matière fuit, s'échappe entre mes doigts avec sa pesanteur, ne laissant seulement
qu'un souvenir étrange, celui de l'impression, celle d'un autre monde resté à la surface et son brouillard
orange. La ville que je survole crépite de lueurs, naissantes ou mourantes, ou les deux à la fois.
Un brasier de lumières, aveuglantes ou lointaines, à peine perceptibles, qui jouent avec le temps comme avec les distances. Des myriades de sources, d'étincelles mobiles, de flammèches rougeâtres,
qui glissent et gravitent dans les nuages anisés de clartés cotonneuses. Je ne sens plus mon corps. L'ai peut-être oublié. Quand je n'ai plus la peur de la noyade. La panique de ne plus pouvoir respirer. Je vais parmi les forces. Adopte leurs logiques. Leur lenteur. Leur vitesse. Parmi les dynamiques.
A l'illumination des ténèbres, je découvre les mondes où le monde est possible. Je me fonds à ces fonds. J'y voyage et deviens le voyage. Celui sans point de départ ni ligne d'arrivée. Visible et invisible. Une hallucination. Où l'on ressent ce que les sens ne sauraient ressentir. Pour n'être plus soi-même. Allongé sur le dos. La nuit m'a avalé. J'ai avalé l'espace. Et inter-digérés nous pouvons ne faire qu'un. L'organisme complet. Sans fin et sans limites. Qui tournoie comme l'aigle qui meurt et qui renaît.
Maintenant qu'il dort la bouche ouverte, je peux inspirer son âme ou insuffler des rêves. Au va et vient de son cœur alerte. Le bouche à bouche à distance. Quand sa vulnérabilité m'achève. Xylophages dans une charpente tourmentent son sommeil et contrarient le plan du nid d'aigle à construire. Il faudra chasser l'ombre rampante de ses phobies et de ses doutes, pour qu'il lui soit permis de conduire.
Même au milieu de visions nuisibles, de cauchemars et des traumas en soute. Lui donner de la force.
Et de l'assurance. Indivisible. Pour aller au bout de son propre chemin, cheminant dans son torse.
Mon souffle s'en va entre ses lèvres. Pour du vent dans les voiles. Le hisser de tous les mauvais pas.
Aussi bien du feu que de la fièvre. Accrocher une étoile à laquelle s'accrocher. Dans un ciel au compas.
Xylophone du jazz qui gambade comme au film noir et blanc haletant d'un beau couple en cavale.
Il ne faut pas fuir, camarade, mais aller quelque part. Ensemble. Où bon te semble. Dans l'intervalle.
Même au-delà. Mais droit devant. Et si je ne suis pas une destination, je suis un bras pour accompagner.
Et aux messages envoyés dedans sa bouche, épaisse et entrouverte, je hume la caresse de l'estime gagnée.
Le granito élégant, gris et blanc, vient moucheter le pas de porte. On devine qu'il suit son chemin à l'intérieur de la maison. Dans l'entrée. Et l'escalier sans doute. La porte est imposante. Typée. D'une belle hauteur. Couronnée de quatre lucarnes. Je m'arrête devant deux marches où il me faut sonner pour prévenir le propriétaire. Un trentenaire qui m'a contacté, via le réseau social où je partage mes photos du patrimoine Années 30.
De ce que j'en ai vu, c'est vrai. Il a de beaux yeux. Et un très beau sourire.
Mais ce qui me touche le plus est qu'un jeune de sa génération puisse s'intéresser à cette époque.
Ils ne sont pas nombreux à s'émouvoir de l'héritage de cette période historique pourtant très récente.
Evidemment. La maison fait partie de mon propre inventaire. Je l'avais déjà photographiée.
Elle est dans un îlot particulièrement réussi. A un carrefour particulièrement intéressant.
Je ne m'étonne pas vraiment d'être appelé à y venir dans cette circonstance.
Je ne m'en étonne pas, mais je m'en amuse. Je m'en amuse, et pourtant, j'ai un peu le trac.
Il me semble que j'attends quelque chose de cette rencontre. Quelque chose d'inavouable.
Je ne sais pas trop. J'ai acheté des macarons. Pourquoi diable des macarons ? C'était pour ne pas arriver les mains vides, j'imagine. Parce qu'on m'avait promis des cannelés.
Proposé de venir goûter. Oui. C'est cela. On ne vient pas à un goûter les mains vides. Et je tremble un peu avant de sonner.
Les veines vertes sur ses mains ressemblaient à des racines d'arbres à fleur de peau. Gonflées. Les nervures d'une folie foliaire. A lier. Folle à lier. Elle bavait son dégoût d'elle-même. Sa bouche molle couverte d'un rouge à lèvres gras semblait saigner sur son sourire atroce. Elle avait tout foutu en l'air. Et elle était contente. De pouvoir s'apitoyer sur son sort. Elle promenait satisfaite ses ongles sales sur l'enfant qu'elle avait étouffé de ses propres mains.
Sous un oreiller où Mickey affichait une mine réjouie. Le gosse, immobile, avait le front en sueur.
Sa mère, assise sur le lit, replaçait les boucles de ses cheveux mouillés, le recoiffait tendrement,
en marmonnant une comptine. Elle épongea délicatement son visage en le tapotant avec un mouchoir,
semblant ne pas voir l'expression d'épouvante qui s'était figée dans le marbre d'un masque funéraire,
au moment où son fils se débattait encore comme un diable pour trouver de l'air à respirer.
Cela n'avait pas été long. Elle s'en fit la réflexion distraitement en posant un baiser sur le front du garçon.
Laissant en décollant sa bouche une marque de rouge à lèvres obscène. A quelques détails près,
c'était le rituel du coucher. L'enfant, en pyjama, s'apprêtait à dormir. Comme tous les soirs.
Il avait battu le matelas de ses poings un court instant, tendu les bras, cherchant à agripper quelque chose. Sa mère, couchée sur lui pour contenir ses mouvements, regardait fixement les yeux canailles de Mickey.
Elle le trouva moche. Se demanda ce que les marmots pouvaient bien lui trouver. Il était presque flippant. Elle eut le temps de se demander aussi qui avait acheté cette taie d'oreiller dégueulasse, quand elle ne se rappelait pas de l'avoir fait. Mais finalement, tout s'était passé très vite.
Elle convint en arrangeant le dessus de lit que cela n'aurait pas été la même affaire si le gosse avait eu 15 ou 20 ans. Le garçonnet encore frêle n'avait pas eu la force en effet de repousser sa mère, qui avait pesé de tout son poids sur l'oreiller et sa poitrine. " Calme-toi mon bébé, c'est bientôt fini " avait-elle répété en maintenant l'enfant captif dans ses dernier spasmes avant de soupirer soulagée : " voilà mon bébé, c'est bien, c'est fini. C'est fini. "
Les mains sur la porcelaine chaude. Le café brûlant. La tasse serrée dans les paumes. Cela soulage du froid au point d'y écraser les doigts. Pour que la chaleur se répartisse partout. Jusque dans les épaules. Un mug de café noir. A s'y casser les poignets. Quand on voudrait faire corps. Est-ce le froid ou la solitude ? Le silence peut-être. Cette envie d'hiberner. Ou bien de disparaître. Il y a des choses qui ne changent jamais. Rien ne ressemble plus à l'hiver que l'hiver précédent.
Ou que l'hiver suivant. Et les saisons reviennent avec cette même rigueur mécanique, que les erreurs
dont on n'apprend jamais, que l'on commet systématiquement dans des situations identiques.
Encore et encore. Le cycle infernal de la répétition. Et l'étonnement face à l'impuissance d'en sortir.
Le café réchauffe l'intérieur autant que l'extérieur. Il caresse l'œsophage dont on avait oublié l'existence.
Tout n'existe qu'à la réaction. L'œsophage au café. Le jour à la nuit. La vie à la mort. L'hiver à l'été.
Et la joie au chagrin il faut croire. Il faudra attendre et passer la tempête pour trouver le beau temps.
Préparer son bonheur. Préparer le printemps. Avec une conviction féroce. Le meilleur est à venir.
De petits plaisirs aideront à tenir la distance. La chaleur de la porcelaine dans les mains.
Même si ces mains sont gâchées à ne pas faire autre chose. Quand elles devraient écrire ou dessiner. Palper des cuisses et malaxer des épaules. Te masturber ou jouer du piano. Elles rongent leur frein.
Sur la tasse de café. A chercher une chaleur. De substitution. Pour exister par réaction. On vous l'aura assez dit. Vous ne vous remettez jamais en question. Et c'est une malédiction. Quand vous vous demandez de quoi on vous parle. Quel est ce procès ou son intention.
Si ce n'est le reproche le plus cruel de n'être pas autre chose que ce que vous êtes. Et c'est comme un refrain. Qui revient. Ne vous étonne plus mais vous fait toujours aussi mal. Que voulait-on de nous ? Que nous soyons quelqu'un d'autre ? Les mains cherchent la tasse. Quelque chose de chaud à quoi s'accrocher. Pour se sentir vivant. Se convaincre soi-même qu'on l'est. La porcelaine à la bouche. Pour remplacer la tienne. La chaleur du café pour qu'il se passe quelque chose dans ce corps, dans la poitrine et dans le ventre. C'est toujours la même histoire. Les mêmes mécanismes. Les incompréhensions. Les malentendus. Bien utiles pour toujours les tourner à notre avantage.
Retourner les situations. Prêcher le faux pour savoir le vrai. Prêter aux autres nos propres névroses.
Culpabiliser pour se déculpabiliser soi-même. Reprocher exactement ce qui nous avait séduit.
On sait tout ça. On sait comment ça marche. Et c'est hallucinant de tomber dans tous les pièges.
Encore et encore. Aussi prévisibles les uns que les autres. Presque attendus. Quand c'est une folie.
Calée sur la psychose du temps, monomaniaque, obsessionnelle, l'idée de filer et de revenir à la fois, aussi cyclique que linéaire, avec tant d'erreurs programmées comme les saisons. Du papier à musique.
" Es-tu à l'endroit où tu aimerais être ? Avec qui tu voudrais être ? C'est ça la question. - J'aimerais être à l'endroit où je suis. Et avec qui je suis. C'est ça le problème. - Difficile d'être heureux en effet si l'on n'est jamais à l'endroit où nous sommes. Le monde fini est là où tu es. Avec ses possibles. Puisque c'est depuis toi qu'il peut exister vraiment. Il n'y rien de déshonorant à l'assumer. Rien d'égoïste. Le monde est fait de visions égocentrées.
C'est la somme de ces visions qui fait le réel. Le réel, c'est ce qui est cumulé et partagé.
- Tu veux dire qu'il faut assumer le fait que nous nous vivons tous comme le centre du monde ?
- C'est que nous le sommes vraiment. Je suis le centre du monde à mes yeux comme tu l'es aux tiens.
Cela n'empêche pas ni l'élégance, ni l'empathie. C'est autre chose. Il n'y a pas matière à culpabiliser.
C'est notre nature et notre condition. Nous n'avons pas d'autre choix que d'être ce que nous sommes.
Il y a des marges de progression. Nous sommes perfectibles. Individuellement et collectivement.
Mais de quel point de vue autre que le tien devrais-tu appréhender le monde et les situations ?
Même lorsqu'on cherche à se mettre à la place des autres, avec toute notre bonne volonté, on reste soi,
avec notre essence et notre expérience, avec l'inné et l'acquis, qui ensemble font de nous des êtres uniques. Bien-sûr, nous sommes des vampires, nous nous nourrissons des autres, nous apprenons des autres,
nous grandissons à leur contact, mais ça n'est pas de l'altruisme, c'est de l'opportunisme pur et simple. Je ne sais pas pourquoi il faut absolument se donner bonne conscience avec ça. - Selon toi, on se sert tous les uns des autres ?
- Eh alors ? Quel est le problème si tout le monde trouve son compte ? A vouloir se draper dans une grandeur d'âme ou de beaux sentiments, on devient vite malhonnête. Encore une fois, reconnaître son ego n'empêche pas de s'occuper des autres. Et de le faire bien. Il n'y a rien de plus hypocrite que ces confidences fallacieuses du type " ah moi, je n'ai pas d'ego ", tout le monde en a un et c'est heureux, quel genre d'humains serions-nous si nous n'en avions pas ? Nous accepterions tout des autres ? Nous renoncerions à la justice ? A notre propre dignité ? Certains contiennent mieux leur orgueil que d'autres, mais nous avons tous un orgueil !
Serions-nous des Hommes sans estime de soi ? Ensuite, tout n'est qu'affaire de réglages.
- Donc, je peux me vivre comme le centre du monde sans passer pour un monstre ?
- Pour la bonne et simple raison que nous sommes tous des monstres. D'une part.
Et que là aussi, à l'inverse d'un excès d'humilité suspect qui prétend en minaudant " je n'ai pas d'ego ",
l'excès opposé qui confesse " je suis un monstre " est une provocation qui relève autant de la vanité. Et d'autre part, parce que ton nombril est bien le centre du monde. C'est le tien. Tu n'as pas le choix.